dimanche 31 décembre 2017

"ALONE ON MOON" / 5


JUDITH AU CHÂTEAU DE BARBE BLEUE (inspiré par l'opéra de Bela Bartok)

« Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre. » (Nosferatu)

Derrière un rideau d'arbres, des lanternes malveillantes.
Judith-la-Juive approche. La nuit tous les châteaux sont gris, mais elle n'a pas peur.
— Vous êtes attendue, madame, lui dit le chirurgien à l'épée de feu tournoyant qui garde le pont levé.
Dedans le vieux château, des fenêtres, mais par elles ne pénètre aucune lumière de jour. Les murs pleurent. Les vitres transpirent. Les rideaux ne respirent pas.
Judith attend – dans l'obscurité, mais elle n'a pas peur.
Elle le rencontre enfin, le Barbe Bleu, Bête de la Belle, Comte Zaroff des Carpates, Ogre des contes crocheteur d'enfants, Holopherne le bouc, minotaure en son labyrinthe. Le créateur hâtif, haineux, au cerveau plein de nœuds, est occupé à peindre des veaux violets dans des pâturages enragés.
Après quelques tergiversations, il lui ouvrira à regret toutes les portes de son être tourmenté, de son âme opaque.
Celle de la chambre de tourments – dont les pierres des murs suintent le sang.
Celle de la salle d'armes – aux murs d'acier ensanglanté.
Celle de son trésor – aux joyaux tâchés de sang.
Celle de son jardin secret – où sont l'Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal et l'Arbre de Vie et où les fleurs de lys sont perlées de sang.
 — Sont-ils à votre gout, nos fruits ?
— Mais qu'importe cela aux arbres !
Celle de son domaine immense, planétaire, cataclysme musical – où les nuages projettent au paysage nu des ombres rougeâtres et où, comme "dans Arle, où sont les Aliscams, l'ombre est rouge sous les roses".
Celle des larmes – lugubre mer blanche. (Le sol se dérobe sous sa robe de mariée.)
Celle enfin de ses femmes d'antan, ses six épouses venues d'avant, plaquées dans la penderie, et elle, Judith, la plus belle, qu'il a découverte à minuit, qu'il a aimée à minuit, qu'il tuera à minuit. (L'écume des nuits déborde.)
Judith fait demi-tour.
Le mariage est interrompu. La bague à son doigt immisce entre l'âtre et la joie une poire d'ambre déclinée à l'infini. La robe blanche : tachée de sang jusqu'aux genoux. La couronne fleurie : des épines. Les pantoufles de verre : brisées. Et à l'église demain, les hosties barbares crèveront la bouche des communiantes.
Les yeux de Barbe Bleue coulent le long de son visage vert et de son sceptre ectoplasme.
Judith, nouvelle Ariane, Ève à l'envers du rêve, est toujours Ava, déesse ex-machina.

(à suivre)

 

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