mercredi 11 mars 2015

BLASPHÈME


Ceci prolonge le post du 24 février "La foi des autres" mais n'exclut pas de garder en tête "L'exception islamique" du 28, ainsi que l'article de Mustafa Akyol "Le problème de l'islam avec le blasphème" (8 février) parce que, même si je me réfère souvent au christianisme (parce qu'il fait partie de ma propre culture) celui-ci, actuellement, ne brule ni ne kalashnikovise personne et que c'est bien l'islamisme qui fait chier le monde.
Remarque préliminaire (ou simplement liminaire, je sais pas…).
Bien sûr, je ne vois pas le dessin précédent ("Il est d'enfer, ce pape !") comme un blasphème (dont j'ai une notion très restrictive – voir plus bas). Je n'y vois pas d'insulte non plus – je trouve même ça plutôt rigolo et sympa – et si j'étais le pape, je prendrais ça bien ! (= j'en rigolerais.)
Par la suite, je vais revenir sur les question d'injures, d'insulte, d'offense, de moquerie, d'ironie, d'humour. Essayer de les définir, certes, mais avec l'idée bien ancrée qu'il faut s'entrainer à les penser hors d'une supposée objectivité.
Quand on parle d'"offense à Dieu" ou à la religion, ou aux croyants, on parle comme s'il existait objectivement une offense. Or (encore plus que le "froid ressenti" par opposition au froid objectivé par le thermomètre) il n'y a que de l'offense ressentie – ou non.
N'importe lequel des termes cités plus haut (insulte, offense, etc.)  recouvre en fait une réalité à plusieurs point-de-vue : • celui de l'émetteur (et ses intentions) + celui du récepteur (et son ressenti) + le contexte social, historique, anthropologique : le voisin de l'émetteur, celui du récepteur, leurs familles, la culture de l'époque, les mœurs, l'habitus, la coutume, la loi. (Ne jamais oublier le contexte !)
Avec un peu d'entrainement, on voit vite que dans ce domaine, il n'y a pas d'objectivité – seulement un consensus social – qui n'est lui-même qu'une généralisation à partir de l'opinion de la classe dominante ou celle du plus grand nombre. Dans un pays chrétien (sous l'ancien régime), l'opinion chrétienne EST le consensus social. Mais dans un pays laïque et multi-religieux, la situation se complique. Les opinions additionnées, mêlées ou coordonnées de toutes religions confondues sous l'étiquette "la religion", ou "les religieux", ou "les croyants"… 1) forment-elle UNE opinion ? Et 2) peuvent-elles représenter le consensus social ?
Car le grand public des athées, agnostiques, indifférents… ne peut pas se joindre à ce consensus des religieux, sinon sur la base de critères extra-religieux : sensibilité, empathie (« Je ne suis pas d'accord avec votre opinion, croyance, foi, mais je ne souhaite pas vous insulter et je n'aime pas, par compassion, qu'on vous insulte en votre opinion, croyance, foi. Partant de là, soit je vous défends, par "fraternité", soit je vous dis : c'est votre problème, blindez-vous ou laissez tomber vos bêtises… ou choisissez le bon sens et la prudence : on vous insulte quand vous sortez dans la rue avec votre kippa ? Réservez la aux lieux de prière. »)
Quant à l'État (laïque, a-religieux, profane, athée), lui non plus ne peut pas se joindre à cet éventuel consensus des religieux, pas plus que les instances judiciaires. Laïques, a-religieuses, profanes, athées, elles ne peuvent que faire appel, non pas au fmou des "valeurs de la république" ((le fmou, heureuse faute de frappe, c'est à la fois le flou et le mou)), mais, techniquement, se référer au droit civil et civique, à la loi de la république, l'appliquer, et, en cas de carence, d'insuffisance de la loi, rendre des jugements qui créeront une jurisprudence. (Le juge est d'abord, étymologiquement, "celui qui dit le droit", partant il "applique le droit", "rend la justice".) La Loi est finalement la seule forme d'objectivité à laquelle on puisse se référer, c'est une fabrication humaine, profane, collective, l'expression institutionnalisée d'un consensus social situé au dessus des opinions religieuses, culturelles, communautaires et individuelles, et susceptible d'être revue et corrigée quand le besoin s'en fait sentir. (Et c'est une sorte d'anarchiste qui vous le dit !)
Si on n'admet pas ça, on ne vit pas en république.
Le religieux qui place la loi de Dieu au dessus des lois des hommes ne vit pas en république.
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Définir "blasphème".
Les définitions données par Larousse ou Robert (les petits) sont très larges et finalement très vagues : "parole qui outrage la Divinité, la religion". Je suppose que les rédacteurs ont dit "la Divinité" pour rester dans le très général, éviter de préciser de quel dieu il s'agit. La majuscule laisse penser cependant qu'il s'agit toujours du même : LE Dieu unique, celui des trois monothéismes. Question théologique, alors : Dieu, suprême créateur de l'univers, éternel, tout-puissant, peut-il se sentir outragé par la parole d'un homme ? Et si oui, pourquoi ne lui balance-t-il pas direct un éclair sur la tronche ? Vieille question qui n'appelle qu'une réponse sérieuse : parce qu'il n'existe pas.
Quant à "la religion", c'est qui, c'est quoi, pour qu'elle puisse se sentir outragée ? Un fait historique, social, anthropologique peut-il être "outragé" ? Peut-on insulter une abstraction généralisante comme "la civilisation", "le progrès", "la femme" ? Et puis la définition de "la religion" pose problème : s'agit-il de la foi, de la croyance, d'un ensemble de rituels collectifs, de la communauté des croyants-pratiquants ? L'essence de la religion chrétienne, est-ce la Bible, ou telle prière, le costume du curé, les sculptures romanes ou sulpiciennes ? Une série de commandements moraux, ou les miracles de Jésus… marcher sur l'eau changée en vin… et ceux de Lourdes…? (Extrapolez vous-mêmes vers les religions voisines à base de Torah ou de Coran.)
Donc, pour commencer, peut-être définir "la religion".
J'aime bien la définition lapidaire de la religion par Durkheim : « Pensée et pratique ayant pour essence de distinguer les choses et les actes selon qu'ils sont sacrés ou profanes. » Il y manque pourtant la dimension collective, sociale, qui est essentielle. La spiritualité intime, ce n'est pas "la religion".
Le Petit Robert est plus copieux (et se mouille peut-être trop en mêlant nommément "Dieu" à l'affaire…) : « Ensemble d'actes rituels liés à la conception d'un domaine sacré distinct du profane, et destinés à mettre l'âme humaine en rapport avec Dieu. » Mais il précise diverses nuances, ou diverses acceptions : « 1) LA religion (en général). Reconnaissance par l'homme d'un pouvoir ou d'un principe supérieur de qui dépend sa destinée et à qui obéissance et respect sont dus ; attitude intellectuelle et morale qui résulte de cette croyance, en conformité avec un modèle social, et qui peut constituer une règle de vie. ((Je reprocherai à cette définition le terme "l'homme", tellement généralisant.)) • 2) Attitude particulière dans ses relations avec Dieu. (Déisme, panthéisme, théisme, mysticisme…) • 3) UNE religion. Système de croyances et de pratiques, impliquant des relations avec un principe supérieur, et propre à un groupe social. ((Équivalents : "Confession", comme on dit "quelqu'un de confession juive" ; "Culte", par exemple : "le culte musulman"…)) • 4) Au figuré. Sentiment de respect, de vénération, ou sentiment du devoir à accomplir, par comparaison au sentiment religieux. Plein engagement. (Un artiste peut vivre son art "comme une religion".) »
En guise de résumé, je tente : « Croyance par un groupe humain d'un pouvoir ou d'un principe supérieur de qui dépend sa destinée et à qui obéissance et respect sont dus ; attitude intellectuelle, morale et sociale (dogmes, rituels, pratiques) qui résulte de cette croyance, et qui peut constituer une règle de vie individuelle et collective. »


(à suivre)

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