samedi 6 décembre 2014

CECI N'EST PAS DE LA SF (5ème ÉPISODE) - LA CRÉATRICE CHIMÉRIQUE


"Rêver 2074 / Une utopie du luxe français / par le Comité Colbert" (et quelques écrivains et écrivaines…).
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7) JOËLLE WINTREBERT - "LE DON DES CHIMÈRES"
Je relis, et je vais m'attarder davantage… parce que, quand même, c'est le meilleur texte, malgré certains commentateurs qui semblent le trouver incommentable…
J'essaye un résumé.
Idunn, jeune biologiste, travaille pour la multinationale Proteûs, dirigée par Karen Elysium. Elle élève des chimères mimétiques, hybrides de phoques et de sauriens, obtenues par manipulations génétiques. Elles ont des peaux magnifiques et muent périodiquement. Dans leurs mues Proteûs fabrique et commercialise de merveilleux tissus soyeux très chers.
Appelée par sa patronne, Idunn se rend au siège de Proteûs. Au cours du voyage, l'impression du too much des notations sensuelles, élégantes, positives, me resaute aux yeux. Le style de Joëlle est souvent "fleuri", ce n'est pas une nouveauté, mais…
L'auteure joue à fond le par exemple, la séance de commande de fringues de luxe permise à Idunn par la ligne de crédit fournie par son "sponsor", Proteûs (dont on ne sait encore rien… serait-ce le Comité Colbert ?). Je revois Pretty Woman faisant les boutiques de Manhattan ! (Au cours du voyage, elle boit aussi du Reine d'Ambre et est nantie d'un sac Savage en cuir monoforme. Plus loin il sera question d'émotissu… Joëlle Wintrebert a bien lu la "bible" littéraire et se plie au jeu de l'œuvre collective.)
Et puis arrive la conclusion du passage, que j'ai déjà citée, comme d'autres commentateurs : "Tu t’es fait acheter, ma fille, et tu ne sais même pas pourquoi. Soudain glacée, elle se blottit en position fœtale".
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Arrivée sur place, dans une magnifique réception sur un toit (bien sûr) Idunn apprend que, de nouveau, comme dans plusieurs autres nouvelles, la Maison de luxe en jeu (Proteûs) a des problèmes : la concurrence, ma bonne dame, des gens qui nous copient (des Chinois ?) et font du dumping.
Et puis, surtout, la vraie créatrice des chimères, Surya Yemaya da Matha, n'a pas perdu ses  pouvoirs, elle, non, mais a quitté la boite. Elle élève ses chimères pour elle-même dans sa maison-fleur flottante sur l'étang de Bages, près de Narbonne. Apparemment elle détient un secret de fabrication, celui d'obtenir des chimères la "cérémonie du don" (et nous revoici dans la "magie"…) qui permet d'obtenir des peaux encore plus exceptionnelles.
Il faut absolument qu'elle revienne travailler pour la maison-mère Proteûs, ou qu'elle lui cède son savoir-faire secret qui permet d'obtenir des chimères le "don".
Idunn est donc chargée par Karen Elysium de la récupérer. (C'est un peu la même problématique que pour l'espèce de détective de la nouvelle de Mauméjean qui doit ramener l'artiste Gorgeia Akos. Et à la longue, les ressemblances thématiques et narratives entre les histoires du recueil, excusez-moi mais ça lasse.)
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Idunn, rend donc visite à Surya, qui décèle instantanément le sens de sa visite et la jette. (Surya vient de subir une tentative de vol de chimère, tentative qu'elle attribue à Proteûs.)
De nouveau, aux ordres, Idunn tente d'entrer clandestinement chez elle, à la nage. (Le but de cette manœuvre est assez flou…) Dans sa nage, elle rencontre les chimères de Surya… qui l'électrocutent ! Mais qui évitent de la noyer. Surya la sauve, l'invite à diner, fait la cuisine (gestes traditionnels préservés). La discussion, ici encore, peut être jugée signifiante quant à la position de l'auteur par rapport au Comité :
# Le beau visage d’Idunn se ferma.
« On ne m’a pas laissé le choix.
— On a toujours le choix ! s’emporta Surya. Même si Karen t’a menacée, ce dont je doute, tu pouvais refuser.
— Vous êtes riche ! explosa Idunn en retour. Vous avez toujours été riche ! Vous n’avez jamais dû che­vaucher en permanence la vague la plus haute, prouver jusqu’à l’épuisement que vous étiez la meilleure, la plus brillante, la plus désirable, vivre avec l’angoisse incessante d’un déclassement. »
Surya la regarda, étonnée. La souffrance de cette femme, évidente, lui échappait.
« Et pour ne pas te déclasser, tu acceptes n’importe quoi ? #
Un cri du cœur ! Justifié aussitôt par le fait d'avoir la responsabilité d'une enfant handicapée. « Oui, si c’était possible et si ça me permettait de sauver ma fille, je vous volerais jusqu’à votre dernière chimère. » En effet, un aspect de l'histoire à peine évoqué jusqu'ici se fait jour : Idunn a une fille, Thilde, enfermée dans un institut lointain. Elle est présumée autiste (mais en réalité traumatisée par la mort de son père).
Idunn perçoit et révèle alors une nouvelle raison, la raison profonde de "pourquoi elle s'est laissée acheter". Au delà de protéger la paix de ses chimères, elle a "plié pour la protéger", sa fille.
Sous l'impulsion de Surya, Idunn fait venir sa fille. Surya la met en contact avec les chimères. Ce sera une sorte de cérémonie de guérison chamanique… Oui, de la magie, encore, un miracle de guérison qui se produit sans prévenir, sans plus d'intervention humaine, la "cérémonie du don" : les chimères chantent, brillent, dansent un ballet, offrent toutes ensembles leur mue… je pense à du Miyasaki, du Moebius ou du Theodor Strurgeon… L'idée de fusion, encore. C'est assez beau, même si c'est encore quelque peu New Age…
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Et c'est là la véritable fin de la fable. Ça aurait du être là, du moins.
Puis vient une attaque : des sortes de mercenaires investissent les lieux, tuent deux chimères et repartent avec deux autres. Mais Erik Strand, un homme rencontré chez Proteûs, et qui semblait flirter avec Idunn (ou l'espionner), intervient et les libère. Il est en fait l'envoyé de Proteûs, chargé de protéger Ildunn, Surya, les chimères… Quant aux agresseurs, on soupçonne qu'ils aient eux-mêmes été envoyés par Proteûs, que tout cela soit une grosse manœuvre pour faire revenir Surya, type "je te mets en danger, puis je te sauve, la reconnaissance te ramènera à moi…"
J'avoue que tout cet épisode est la grosse faiblesse de la nouvelle, il apparait inutile, inutilement tordu. Nécessité de faire de l'action ? de faire intervenir un élément masculin, prince charmant, chevalier servant, puis James Bond…? Et surtout sans doute d'obtenir le retour de Surya à son commanditaire Proteûs et sa "reine-mère" Karen Elysium. Pourtant les deux femmes auraient bien pu s'allier pour fonder leur propre société d'élevage de chimères, détourner cette énergie à des fins de soins… guérir les autiste… c'est quand même mieux que d'habiller les riches héritières !
# « Mais imagine si ces créatures fabuleuses arrivent à guérir les enfants. Proteûs et toi, vous ne seriez plus seulement calliphores ! Vous ajouteriez le soin à l’extrême émotion esthétique. Même si la rareté des peaux les réserve toujours à peu d’élus, leur des­tination cesserait d’avoir pour seul but le luxe et la beauté ! »
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Détournement de chimères
Ce qui est en jeu, là, ce n'est pas le luxe en soi, ou pas seulement. Une technique (les manipulations génétiques) a permis de créer des chimères, des bêtes "de luxe" (leur pelage, leurs mues), mais aussi empathiques, guérisseuses. Mais pour que cet aspect thérapeutique soit éveillé, mis au jour, il a fallu les détourner de leur usage premier qui est de produire des peaux-tissus de luxe : c'est là-dessus que vit la compagnie Proteûs où cette création de beauté (visuelle, sensuelle) n'est exploitée que pour le fric.
"Care"
Pour que le scénario mène à autre chose, il aura fallu détourner les chimères de cette "vocation" commerciale. Détournement "moral", donc, exercé par les deux femmes biologistes, la gamine perturbée, les chimères elles-mêmes (qui semblent bien souvent avoir l'initiative)… et l'auteur – l'auteure. Un complot de femmes. C'est le triomphe du féminin sur le mode du "care", bien au delà de la mode, des merveilleux tissus, peaux, sac, parfums, tout ce bazar de la "féminité" Vogue, et bien au delà du "féminisme" revendicatif. C'est "le féminin" en tant que puissance empathique, compassionnelle, active.
La technique génétique, présentée ici plus comme un art que comme une technologie, suppose le fric, et donc suppose la clientèle luxe comme pompe à fric. Mais il se produit un détournement (une trahison) des biens vers le bien, le bien proprement humain. Dans d'autres nouvelles, il y avait aussi des détournements des buts commerciaux vers des but moraux, voire vers l'amour universel. Mais finalement, le détournement de sens opéré par Joëlle Wintrebert va plus loin que "se laisser acheter pour assurer la paix de ses chimères", comme je l'évoquais dans mon premier billet : il s'agit ni plus ni moins que de ramener un enfant à la vie. S'il y a encore du miracle là-dedans, c'est beaucoup plus réel, concret, humain, que l'éthéré diamant mystique de Jean-Claude Dunyach. On sait d'ailleurs le bien que peut faire aux enfants perturbés le contact avec les animaux, chiens, chats, chevaux… et pourquoi pas otaries, modifiées génétiquement ou non.
Du plaisir (le luxe), on est passé à la joie.
Disons quand même que si un détournement du luxe a eu lieu, c'est seulement partiellement : "la rareté des peaux les réserve toujours à peu d’élus"… ah bon, je croyais qu'on était dans le rêve du luxe pour tous… Il fallait sans doute, pour les personnages, dans la logique de cette utopie rien moins que socialo-communiste, respecter les BREVETS déposés, et pour l'auteur, ménager la chèvre et le chou et donc le Comité Colbert, défenseur des multinationales du luxe "calliphore" (et la calliphore nie, c'est bien connu).
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2 commentaires:

galien a dit…

Pas lu, bien sûr.
Mais quand même j'ai une question.
D'un côté, Idunn veut sauver sa fille en profitant des largesses de Proteûs, Et là il s'agit de vie, de joie.
mais quand elle fait les boutiques, il y a compromission, c'est pour elle qu'elle les fait. N'est-ce pas un moment où elle jouit du luxe de Proteûs ?

Philippe Caza a dit…

Eh oui………… On se laisse facilement aller au luxe, quand il est offert gratos…